Le Bac à Fables

IV - Remplir les boîtes 🎁

En écrivant cet article, j'écoute ça : Open in new tab

Remplir le monde de détails, d'obstacles, de PNJs, d'opportunités, de mauvaises surprises... J'ai une méthode pour ça. Elle a des défauts sur lesquels on reviendra plus tard... Cependant... ELLE MARCHE ! Donc ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain, et prenons ce qu'il y a à prendre. (On verra les précautions en dernier.) La bonne nouvelle, c'est que c'est facile. (Facile étant éminement subjectif, mais je suis là pour te parler de mes Grandes Campagnes, je t'ai pas pris à revers).

Bref. Une fois que j'ai déterminé mes "boîtes" géographiques, il suffit de les remplir. Et pour cela, je passe en mode robot.

La méthode robot

Si j'ai bien fait mon taf à l'étape précédente (définition des boîtes), j'ai déjà posé sur ma carte des espaces imaginaires qui sont associés à des ambiances, des thèmes... des choses enfouies issues d'expériences passées. Les boîtes auxquelles j'ai réfléchi ne sont rien d'autre que des tiroirs de ma mémoire.

Le mode robot, ça consiste simplement à faire cracher cette mémoire, lui faire dégobiller toutes ses idées, sous forme d'encre, qui viendra tâcher une feuille pour écrire des mots.

Donc j'ouvre le tiroir imaginaire, et je fais sortir :

Cette structure en 6 points, je l'ai piquée à Inevitable (j'ai une vidéo sur le jeu ici : Open in new tab )

Mais ce qui est important, ce n'est pas vraiment le nombre d'éléments que je vais mettre dans la boîte, ou encore les catégories de ces éléments. (quoique je te recommande fortement les personnages, lieux et esthétiques/scènes).

Ce qui est important, c'est d'avoir un plan simple à mettre à exécution. Remplir les boîtes les unes à la suite des autres, c'est juste décliner l'imaginaire en éléments tangibles, si possible interactifs, et à minima évocateurs. En "story beats". En "trucs à jouer". En balles à tirer... ou avec lesquelles jongler.

Éléments que tu vas pouvoir randomiser (avec des tables aléatoires), ou, relier à des conflits plus vastes, ou mélanger. C'est une liste de potentiels, que tu pourras dégainer, développer, supprimer... bref : ta boîte à jouets pour la campagne.

Le jour où les PJs entre en contact avec la boîte "pirates du port de machin", tu peux sortir "du tac au tac" deux trois balles qui ont été pensées en amont et commencer à jongler avec.

Les PJs écoutent la rumeur dans une taverne ? Va dans une des boîtes que tu as garnies en amont de la campagne, prend un truc cool, et balance-le. Tu peux le faire avec confiance, sans trembler des genoux, parce que tu n'es pas en train d'inventer un truc à l'arrache que tu regretteras plus tard. Tu sais que ta rumeur, elle colle à quelque chose qui est déjà ancré quelque part dans ton espace imaginaire.

Application

Admettons que je crée une ville portuaire, remplie d'opportunistes ripoux, faite de bric et de broc... La porte d'un nouveau continent ! Ambiance... Pirate, jungle, pillage de ruines anciennes.

Et ben, c'est parti mon coco, pas besoin de réinventer la roue.

Personnages :

  1. Randal le borgne : le boss autoproclamé de la ville de la ville, qui n'aime pas Marsha qui est en train de saper son influence (vient parler aux nouveaux arrivants, déteste les surprises)
  2. Marsha la dentelée : cheffe de la compagnie des rouges, respectée (la compagnie cherchent à recruter du beau monde pour une grande expédition, ou, sa prochaine soirée sanglante)
  3. Mr de Flotté : pionnier qui a participé à la construction de la ville, dort sur sa fortune (informateur pour le vieux continent, pourrait être nommé gouverneur par une nation de l'autre côté de la mer)
  4. Le Rat Bison : un monstre qui sévit dans les rues la nuit, qui tue des ivrognes, tête mise à prix. C'est échappé du labo de l'archiviste Léandre.
  5. Archiviste Léandre : de l'académie de Aldorande (une nation de l'autre côté de la mer), cherche à récupérer des reliques dans les ruines, alors que celles-ci ont tendance à disparaitre sur le marché aux trouvailles
  6. Goron : négociant qui rachète en gros toutes les trouvailles des expéditions pour les revendre aux enchères de l'autre côté de la mer

Lieux :

  1. La taverne du Bois Flotté : aux couleurs de Mr de Flotté, nid d'espion
  2. Le port : surveillé par la milice locale, facile à corrompre
  3. Le vieux phare : prétendument hanté, cachette d'une bande de gamin pickpocket
  4. Les ruines du fort : à moitié aménagées par l'académie d'Aldorande, à moitié abandonnées (cachette du rat bison)
  5. La villa pourpre : là où vit Marsha la dentelée. Des fêtes orgiastiques y sont menées. Secret : la dentelée est une cannibale (malédiction reçue après la visite d'une ruine impie)
  6. Chez Randal : un bateau toujours à quai, qui fait office de taverne flottante pour Randal. Les bateaux voisins sont reliés par des pontons. L'ensemble forme une forteresse flottante.

Esthétiques / scènes :

  1. Roulement de tambour : trois navires en provenance d'Aldorande arrivent. Les marins en armes défilent en ville, et l'amiral demande à rencontrer Mr de Flotté. Pas très discret pour l'agent infiltré...
  2. Une tempête se lève : la pluie battante provoque un vacarme pas possible. C'est le moment pour des opérations clandestines ou des vendettas...
  3. Grésillement : des lumières étranges en provenance du vieux fort... des cris bestiaux... qu'est-ce que fabrique l'archiviste en pleine nuit ?
  4. Milles nuances de rouge : le marché de jour forme un labyrinthe de toiles colorées, on s'échange des objets exotiques, les quincailliers et les pêcheurs gueulent... près du port, on charge des grosses caisses de fourrures précieuses en partance pour le vieux continent. Tout ce commerce repose sur un flot de sang versé dans les terres, au-delà de la palissade de la ville. Les gens sont ivres, violents. Alors que le soleil se couche à l'horizon, tout prend une teinte rougeâtre.
  5. Disparition : quelqu'un a disparu (1d6 : 1,2,3 -> la villa pourpre, 4,5,6 -> le rat bison)
  6. La terre tremble : quelque chose d'affreux à dû avoir lieu dans la jungle... il faut aller prendre des nouvelles de l'expédition des rouges.

Rien de fou. Des situations, des personnages, des possibilités, des inspirations. Juste, je ne m'arrête pas tant que je n'ai pas noté 6 fucking trucs. Cela m'a pris moins de trente minutes.

Et si j'ai du mal ?

Si tu as du mal, tu peux t'aider de tables aléatoires, d'un jeu de tarot, feuilleter des bouquins, cliquer sur générer dans un logiciel qui fait tout à ta place...

À titre personnel, j'aime me creuser la tête et limiter le nombre d'outils. Parce que j'ai l'impression d'être plus intelligent. Mais aussi parce que j'ai l'impression que ça me vide l'esprit...

Quand j'utilise trop d'outils différents, ça me sort complètement du flow. Et surtout, je le vois comme un symptôme de quelque chose qui me posera sûrement un problème plus tard : devoir jongler avec les mauvaises balles.

A savoir que si j'ai juste généré un truc aléatoirement, j'ai du mal à me l'approprier. Il n'est pas cohérent dans ma tête. Faire l'exercice sans assistance me permet de dérouler ma logique interne. Je sais que j'improviserai beaucoup plus facilement avec les éléments qui sortent de ma tête, qu'avec ceux qui sortent bêtement d'un prompt.

Parfois, ajouter une cinquième ou sixième idée peut-être un peu plus difficile. C'est à ce moment-là que je vais prendre une liste de mots, ou une liste de monstres, ou une liste de métiers... Pas besoin de lancer un dé : je balaye la liste du regard jusqu'à ce que quelque chose m'inspire.

Tirer des mots aléatoires et créer quelque chose avec, c'est un exercice sympa, je l'ai déjà fait en vidéo. Mais je ne me suis JAMAIS servi d'un truc créé "pour la beauté du geste" dans une campagne. L'idée ici, ce n'est pas de me challenger avec un petit exo d'improvisation. C'est de faire sortir un maximum de "trucs" que j'ai dans ma réserve imaginaire. De trucs latents, qui me viennent le plus naturellement possible. Pas d'innover.

Mais peu importe ta façon de faire, elle te regarde.

Mise en garde

J'ai dit en intro que la méthode n'était pas exempte de défauts, ou plutôt de pièges potentiels.

Les biais cognitifs (aïe la tête)

Je te conseille de te retenir de donner TROP d'informations aux joueurs. Ce TROP, je ne peux pas le définir à ta place, mais je peux en témoigner.

Dans certaines campagnes, j'ai balancé tellement de rumeurs, et tissé une toile de relations entre tellement d'éléments, que j'ai été victime d'un mélange d'escalade d'engagement et de biais d'ancrage.

Pour faire simple : j'ai donné trop vite trop d'importance à trop d'éléments de l'univers de jeu, et je les ai portés comme un fardeau. Une fois que j'ai "canonisé" une idée de ma réserve, il est beaucoup plus difficile de le modifier pour mon petit cerveau qui aime la cohérence.

Regarde chaque idée comme une balle de jongleur. (je te jure cette métaphore vient de m'arriver comme un don du ciel, il faut pas que je l'oublie). Durant ta campagne, tu veux commencer par jongler à une ou deux balles. Chaque rumeur, chaque élément que tu rajoutes, c'est augmenter la difficulté de tes jongles. Donc, tu peux rajouter une balle, puis une autre, puis encore une…

Mais à un moment donné, tu vas commencer à te cramer le cerveau. À ce moment-là, garde-toi bien de rajouter des balles, et laisse plutôt les joueurs s'en débarrasser. Tu te rendras service, et même pour eux, ce sera plus simple à gérer. (Peut-être que ta capacité de jonglage et la leur s'amélioreront avec le temps.)

La complexité naitra en jeu

Autant que faire se peut, garde tes idées "cheap". Par cheap, j'entends qu'elles ne prennent pas trop de bande passante dans ton cerveau malade de MJ machiavélique. Tu l'as bien vu, chaque personnage susmentionné dans mon exemple de "ville pirate" tient en 2-4 lignes. C'est intentionnel.

Si un personnage te prend 4 paragraphes et à 30 relations, chaque fois que tu vas vouloir incarner / faire agir ce personnage, tu vas consommer beaucoup d'énergie :

Note bien que ce n'est pas gênant... à partir du moment où ce personnage a pris une place intéressante dans la campagne. Mais tant que ce n'est pas le cas, limite au maximum la complexité de chacun de tes éléments, et les interconnexions entre ces derniers.

C'est beaucoup plus simple de balayer d'un revers de la main mes 18 idées cheap de ville pirate, que d'effacer de ma mémoire un réseau criminel complexe dont je donne des indices un peu partout en ville.

Alors si les PJs n'interagissent pas avec ledit réseau... mais que je continue à en jouer tout le théâtre dans l'ombre... J'investi de l'énergie créative dans le vent... et plus j'investi d'énergie là dedans, plus le coût émotionnel d'abandonner mon réseau criminel chouchou va me coûter plus tard.

Ne jongle pas tout seul

Allez j'ai trouvé une métaphore sympa je capitalise. Le bon signe avant coureur qu'il est temps de redistribuer des balles, c'est quand tu as le sentiment de jongler tout seul.

Je vais prendre pour exemple la Shadowmarch II (une campagne que tu peux retrouver quasi complète sur la chaîne youtube Le Bon MJ).

Il est arrivé un moment vers la fin cette campagne, où j'avais le sentiment de jouer tout seul à Crusader Kings entre chaque séances. C'est à dire que je jouais 5-6 factions concurrentes dans l'ombre, en train de s'affronter, ... Et les PJs n'en savaient rien !

C'est encore une fois, une énergie très mal investie, pas besoin de te faire un dessin.

A partir de ce moment là, j'aurais dû faire deux choses :

Mieux, je n'aurais jamais dû commencer à jouer avec trop de balles en premier lieu. J'aurais dû les laisser dans la boiboîte à idée.

... Trouve ton rythme

J'ai été volontairement lourd sur les précautions... Parce que j'ai eu quelques déconvenues. Néanmoins, tout l'intérêt de cette préparation, c'est de te servir des éléments que tu auras créés !

Cette méthode, je l'utilise essentiellement pour deux choses :

Créer de la profondeur et faire vivre le monde

En ayant des balles en réserve, à sortir au besoin : lors de la fouille de documents confidentiels, lorsqu'on écoute une rumeur, pour des rencontres aléatoires, pour faire vivre une galerie de personnage...

J'augmente mon sentiment de maitrise de l'univers, ce qui est très agréable en partie. Je peux lâcher des petits détails, poser des amorces... amorces dont je sais à peu près ce que je veux faire.

Si je prends l'exemple du "fort en ruine" de ma "ville pirate", je ne peux pas te dire exactement ce qui s'y trouve, parce que c'était juste un exemple pour l'article. Mais mine de rien, j'ai déjà placé le "rat bison" et les labos de "l'archiviste".

Je pourrais plus facilement improviser là dessus que sur "une ruine random". Je pourrais également préparer un peu plus cet endroit le jour où les PJs se rendront dans la ville (en ajoutant 6 pièces intéressantes dedans par exemple). Je pourrais également proposer à un de mes PJs de faire partie de l'académie et d'avoir des liens avec l'archiviste. Il pourrait même en créant son personnage me donner des éléments supplémentaire sur cette académie, que j'exploiterais pas la suite.

Et aussi et surtout, je pourrais parler de "la fameuse ville pirate où l'académie s'est installée à l'autre bout du monde" dès la minute 1 de ma campagne, faire courir des rumeurs dessus... au besoin et sans broncher...

... Sans être dans l'inconfort de balancer des idées "randoms" que je n'assumerais pas par la suite

Balancer une idée au pif, ça marche parfois, mais ça peut être casse gueule. Déjà, à titre personnel, je suis un très mauvais "illusioniste". J'ai besoin de croire dans une idée avant de la lâcher comme une vérité de mon univers de jeu.

Aussi, j'ai le sentiment que les amorces et indices à l'effet "wahou" lâchés sur le tas sont généralement synonyme de grosses suées pour recoller tous les morceaux.

Exemple : "Les PJs fouillent le bureau du bourgmestre... Je me dis "oula, il faut improviser un truc stylé...". "Vous voyez une lettre au sceau brisé ! A l'intérieur il est écrit : rendez vous près du puit dans 3 lunes !". Les PJs sont joie, ils ont découvert un secret, ils pensent même que j'ai une idée de ce que c'est !"

C'est complètement ok pour une partie ouvertement improvisée, j'assume sans problème ce petit "prompt" d'intrigue créé en 2 secondes. Mais si mes PJs ouvrent 5 lettres différentes dans la soirée, et que je balance des artifices partout... Je sais que mon moi du futur va se haïr. Parce qu'il devra reconstituer un puzzle d'idées auxquelles il n'accorde aucune valeur. Et il va surtout se retrouver à jongler tout seul avec 15 balles randoms.

Alors que pour résumer et conclure

L'objectif ici, c'est d'avoir un cadre large, avec pleins de personnages, lieux et ambiances prêts à être dégainés, cohérents avec l'image qu'on se fait du cadre, prêts à être explorés, qu'on peut étaler devant les joueurs au fil de leurs décisions et intérêts.

Ca ne vas pas nous empêcher d'improviser des choses, BEAUCOUP de chose même. Mais cette improvisation sera supportée par des idées que j'ai réfléchies en amont, et canalisée par un cadre, des conflits, etc.

Bref c'est déjà trop long là non ? Merci de m'avoir lu !