Le Bac à Fables

I - Qu'est-ce qu'une Grande Campagne ?

En écrivant cet article, j'écoute ça : Open in new tab

Mais aussi ça, parce que j'écris lentement : Open in new tab

C'est parti pour une série sur la préparation
d'une "Grande Campagne" de jeu de rôle.
J'ai mis un numéro "I" pour l'article,
pour faire comme si je savais exactement
ce que je m'apprêtais à écrire.

“It’s the job that’s never started that takes longest to finish.”

Le but ? Donner un coup de pied aux fesses du poncif suivant :
"Ce qui compte avant tout dans le jeu de rôle, c'est de s'amuser"

C'est vrai.
J'aime bien les one shots, tester un petit truc, faire une petite game avec les copaings, ça m'amuse.
Mais ce que je cherche vraiment,
c'est à maitriser des Grandes Campagnes.
Et c'est pas vraiment une question de durée.

Quelle est ma définition d'une "Grande Campagne" ?

C'est la question la plus difficile finalement,
et la réponse est éminemment personnelle.
Peut-être que vous n'abordez même pas le jeu de rôle
sous l'angle des Grandes Campagnes.

Dans ce cas ...
"Well, here at last, dear friends, on the shores of the Grande Campagne comes the end of our fellowship"

L'exercice est d'autant plus difficile que je n'ai pas le sentiment d'avoir mené beaucoup de Grandes Campagnes.

Je vais donc essayer de trouver des points communs a posteriori.
Mais aussi ce qui peut m'empêcher d'envisager une Grande Campagne.

J'en profite pour préciser qu'elles ont aussi leurs différences, ces "Grandes Campagnes".
Mais de toute évidence, je ne cherche pas à déterminer ce qui a fait de ces campagnes des campagnes "uniques".
Toutes les campagnes que nous jouons, vous et moi, sont uniques.
Mais toutes les campagnes que j'ai jouées ne sont pas des Grandes Campagnes à mes yeux.

Commençons !

Une Grande Campagne ne part pas d'un jeu

J'ai lancé beaucoup de campagnes avec pour carburant initial l'envie de jouer à un jeu de rôle que j'avais découvert.
Parce que les règles me semblaient alléchantes,
parce que la proposition me faisait vibrer sur le moment,
parce que la découverte de l'univers de jeu m'avait excité les neurones.

Cependant, ça n'a jamais réussi à me mordre suffisamment.

Suffisamment pour quoi ? Pour en faire une expérience "complète".

Je ne peux pas jurer sur le fer qu'il n'en sera jamais autrement...
Mais en gros : proposition extérieure =/= Grande Campagne.

Que faire alors de ces nouveautés excitantes ?
En rester à des one shots pour tester des propositions très "focus", expérimenter les règles pour voir ce que ça provoque, piquer des trucs dans les univers écrits par d'autres.
C'est déjà très bien !

"All we have to decide is what to do with the time that is given to us".

Une grande campagne, c'est un monde

Mes Grandes Campagnes ne sont jamais parties de l'envie de vivre une histoire spécifique.
En matière de narration, il y a quelques grands conflits préétablis,
des thèmes qui vont teinter la matière à jouer, mais...
C'est plutôt l'univers qui m'intéresse.
Et surtout, des univers maison.
Parfois très inspirés d'une source principale.
Souvent, un patchwork d'inspirations très diverses,
projeté dans un monde med/fan "crève cœur".

Malgré ce qu'on entend comme poncifs :

Je force le trait, mais ça me fait un peu grincer des dents.
Si l'intention est sûrement louable,
de vouloir aider les débutants toussa toussa...
J'ai surtout l'impression que certains de ces conseils sont des copy pasta de conseils d'écriture pour jeune auteur, qu'on a transposés au jdr, répétés, amplifiés...
Peut-être même que j'ai commis ces mêmes conseils. Je ne sais plus. Breeeeef...

N'en déplaise à cette cacophonie qui essaye de me convaincre de ne pas faire ça...
Mes grandes campagnes partent toujours d'une époque, d'un canon esthétique, de clichés, de grandes factions, de la métaphysique inutile "in game"...
Bref, on est loin d'un scénario, d'un casting de personnages principaux, d'une catch phrase "et si on jouait à pirates des caraïbes avec des sabres lasers ?".

Si je me concentre uniquement sur les besoins de l'histoire des personnages, je me sens enfermé.
Mais surtout j'ai la désagréable impression d'enfermer les joueurs dans mes attentes préconçues et/ou les leurs.
Même s'ils ont pu contribuer au départ à choisir les paramètres de leur histoire fantasmée,
même s'ils ont signé pour une tragédie, ou pour une enquête...
Ce n'est pas ce que je veux leur proposer, même avec leur consentement.

Je ne veux pas créer au service d'une idée préalable de ce que va être la campagne. Sinon, j'ai l'impression de proposer un scénario et un décor, pas un monde.

Ce que j'aime offrir à mes joueurs, c'est plutôt...

Un bac à sable plein de "potentiels"

“It's a dangerous business, Frodo, going out to a Grande Campagne. You step onto the road, and if you don't keep your feet, there's no knowing where you might be swept off to.”

J'aime voir les choses en grand, que ce soit en matière d'échelle, de profondeur, de détails, et de variétés.
Mon carburant, ce sont les grands continents,
les royaumes qui s'élèvent et qui s'effondrent,
les sagas de familles nobles, les petites intrigues de quartier,
mais aussi les enjeux cosmiques et les coins dont l'histoire sera peut-être oubliée...

C'est pourquoi les propositions resserrées ne m'excitent qu'un temps.
Et ce n'est pas un "avantage concurrentiel", loin de là.
Étant donné le nombre de tables de jeu de rôle en ligne,
on recommande souvent aux MJ de très bien pitcher leurs campagnes.

Je remarque même une certaine condescendance envers les "campagnes à la vanille", celles où on nous promet un vaste univers, une grande liberté, et tout le tintouin... ça rend méfiant.

Pourquoi ?
Parce que ça nous renvoie peut-être à une vision idéalisée du jeu de rôle. A une sorte de "rêve trop grand", celui qui nous a donné envie de créer pour la première fois.
Celui qui a peut-être aussi donné lieu à des parties bof bof.
Donc quand on ne connaît pas la personne en face... ça peut activer de mauvais souvenirs.\

Ou l'inverse, peut-être que ça titille le gars qui aime dire que la nostalgie c'est le mal. Que le bac à sable, c'était bien dans les 80'. Qu'un jeu de rôle fonctionnel, c'est celui qui te donne exac... Mais je m'égare.

Personnellement, je suis toujours un gosse, je crois.
Un univers à découvrir, rempli de potentiel.
C'est ça qui me fait vibrer.

C'est sûrement parce que...

J'aime la Grande Aventure

“This day does not belong to one man but to the Grande Campagne. Let us together rebuild this world that we may share in the days of peace.”

J'aime voir une Grande Campagne comme une Grande Aventure.
Qu'ils soient impliqués dans des complots de cour,
sur les routes à chercher le Graal,
à la retraite jusqu'à ce que le vent du chaos ne se lève à nouveau,
qu'ils se séparent, qu'ils se retrouvent, qu'il n'en reste plus qu'un parce que tous les autres sont tombés...
J'aime les personnages variés, et les situations variées.

Cela signifie s'autoriser à changer de personnages.
Savoir que la campagne peut avoir "plusieurs vies".
Que le groupe puisse être sur les routes pendant un temps,
puis s'implanter dans les intrigues d'une ville ensuite,
quitte à ce qu'on change complètement de casting.

Les personnages principaux sont ceux qu'on considère encore dignes d'intérêt, ou que l'on cherche activement à rendre intéressants.
Cela donne de grande responsabilités aux joueurs également.
Le coeur battant de la campagne, c'est notre envie de continuer à explorer le monde fictif qui devient petit à petit tangible pour tous les participants.
C'est le centre de gravité de l'expérience.

Pour autant, ça n'est possible qu'à deux conditions.

Avoir un monde solide et persistant

“The board is set, the pieces are moving. We come to it at last, the Grande Campagne of our time.”

J'adore l'exploration au sens large.
J'entends par là, l'idée que l'univers de jeu
fourmille de personnages, de lieux et de détails.
Et que les joueurs aient une grande liberté pour interagir avec.
C'est pour moi le cocktail le plus excitant.
Mais ça se paye !

Parce qu'il y a exploration et exploration.
L'exploration que je préfère
repose sur l'idée qu'il y a un monde préexistant
qui n'attend pas les personnages pour vivre.

Cela ne signifie pas que tout doit être déterminé dès le départ.
Ça signifie simplement que dans un cadre donné,
le joueur doit s'attendre à se diriger vers quelque chose
qui a été pensé AVANT qu'il ne décide de s'y intéresser, ou qu'il ne tombe dessus par hasard.
Que le joueur sache que je sais ce qu'il y a au delà de la colline.
Au moins en partie.

Le monde n'émerge pas pendant mes Grandes Campagnes.
Il peut s'épaissir entre les séances, mais pas pendant la partie.
J'ai essayé de me contenter d'un petit coin du monde et de "faire en allant", ça n'a pas du tout la même saveur pour moi, ça m'irrite.
Pas de souci pour improviser un oneshot avec un groupe monté à l'arrache.
Mais pour une Grande Campagne, c'est mon envie qui s'éteint à petit feu, et j'écourte la campagne.
Parce que :

Phénomène que je ne m'explique pas : je n'aime pas agrandir mon cadre initial non plus. Je dois avoir une idée globale de la forme de ce dernier, des grands secrets qui s'y cachent, des grands conflits qui l'animent... même s'ils n'ont pas besoin d'être complètement formalisés...
Il me faut au moins UNE ligne, et un trait pour relier un élément à un autre.

J'aime remplir de personnages un village que j'avais déjà pensé, creuser les tunnels d'un donjon qui n'était pas là par hasard mais qui n'avait qu'un nom stylé et un secret, détailler le modus operandi d'une faction qui avait juste un chef et un étendard... mais PAS continuer au delà des frontières initiales.
Je crois que ça à voir avec le fait que dans une Grande Campagne, je n'aime pas travailler dans l'urgence. Je le réalise en réécrivant 3 fois ce paragraphe.
Mais OSEF, on aura l'occasion d'en reparler, il y a un sujet plus important !

Pourquoi je veux que mes joueurs sachent que le monde préexiste ?
Parce que je n'ai pas le même ressenti en jouant à Skyrim ou à Minecraft,
pas le même ressenti non plus en jouant à Baldur's Gate ou à un rogue like.
Dans une Grande Campagne, je veux du Skyrim / Baldur's gate.
Qu'on sache que quand on explore, on va vers quelque chose pensé par une sensibilité humaine, une pensée qui sait où on va.
Donc j'aime proposer la même expérience à mes joueurs, tout bêtement.

"Oui les algorithmes de génération procédurale ont été pensés par des humains au départ. Chuuut, tu m'as compris j'en suis sûr. De toute façon tu ne peux pas commenter mon post, c'est la magie de bearblog."

Ça ne signifie pas qu'il n'y aura pas d'aléatoire.
J'adore les tables aléatoires.

ET DU COUP PARCE QUE C'EST LONG LA NON ? : Tout ceci nécessite une préparation non négligeable,
qui fera l'objet de futurs articles.

Pour résumer :

C'est parce que j'ai un cadre solide
que je peux laisser les joueurs prendre les rênes de leur destin. Sans cela, je ne peux pas tenir ma promesse de liberté.

Sans avoir une matière suffisante à exploiter, et un cadre pour fixer des limites, offrir toute la liberté susmentionnée reviendrait à devoir improviser sans cesse, ou faire de la création "à la demande", ou à corriger la trajectoire des personnages pour qu'ils suivent un maigre fil d'intrigue...

Cela ruine mon envie de jouer, parce que cela revient à trahir ma "promesse initiale" :

La boucle est bouclée avec le début de l'article, mais il manque quelque chose.

Quelque chose de très concret, et de rare !

"So be it. You shall be the fellowship of the Grande Campagne."

Des joueurs qui ont gardé leur "esprit d'enfant".
Qui rêvent encore d'explorer ces mondes trop vastes.
Qui veulent aller voir ce qu'il y a au delà de l'horizon.
Qui parviennent à rejoindre la table avec l'esprit neuf.
Des joueurs qui ont encore envie de vivre des aventures,
plutôt que d'écrire des histoires,
ou de subir des histoires.
Et surtout, qui sont prêts à s'en donner les moyens.

C'est beaucoup demander,
je n'en suis pas toujours capable personnellement.

Mais pour ce genre de groupe de joueurs,
avec la bonne synergie, la passion,
prêt à vivre l'expérience complète,
avec ses hauts et ses bas,
et avec intensité,
c'est tellement agréable de tout donner.

J'ai eu la chance d'avoir 3 Grandes Campagnes :

Je pense en lancer une bientôt.
J'ai bon espoir que ces petits articles
vont m'aider à poser les jalons,
qui m'aideront à retrouver plus facilement à l'avenir,
les Grandes Campagnes qui me font toujours revenir au jeu de rôle.

“It's like the great stories, Mr. Frodo, the ones that really mattered. Full of darkness and danger they were, and sometimes you didn't want to know the end because how could the end be happy? How could the world go back to the way it was when so much bad has happened? But in the end, it's only a passing thing this shadow, even darkness must pass. A new day will come, and when the sun shines, it'll shine out the clearer. I know now folks in those stories had lots of chances of turning back, only they didn't. They kept going because they were holding on to something. That there's some Grandes Campagnes in this world, Mr. Frodo, and it's worth fighting for.”